Parler de l’effondrement de la biodiversité n’est pas encore un sujet courant dans les entreprises. Pourquoi faudrait-il en parler ? Et comment ? Quel intérêt, par exemple, d’évoquer la disparition d’espèces vivantes lorsqu’on est responsable de la santé d’une entreprise ?
Dans son dernier rapport, et le plus complet à ce jour, le WWF montre que 69 % en moyenne des animaux sauvages ont disparu entre 1970 et 2018. On monte à 83 % pour les populations d’espèces d’eau douce à l’échelle mondiale. Les espèces vivantes disparaissent à un rythme 100 à 1000 fois supérieur à la normal. Ces données sont communes à tous les organismes, gouvernementaux ou non. UICN, académies des sciences, ONU par la voix de son secrétaire général, …
Nous atteignons un tel point de dévastation, de notre environnement et de ses habitants non-humains, qu’il devient banal (1) d’évoquer la 6ème extinction des espèces vivantes… dont nous.
Et alors ?
Pourquoi cela ne s’impose pas partout comme le sujet numéro 1 ?
Parmi les raisons qui peuvent être invoquées (déni, délire, conséquences diffuses et trop lointaines dans le temps, sentiments d’impuissance face au caractère global des crises…), il en est une particulièrement insidieuse : devant une telle ampleur d’effroi, le cerveau se heurte à plusieurs choses :
– L’énormité du « truc »
– La difficile conceptualisation du vide
– Le besoin de liaisons mécanico-logiques
Oui, sans doute l’élément prépondérant est que les communications sur l’état de la planète et ses conséquences sont tellement dramatiques… qu’elles ne peuvent pas exister pour de vrai. Elles ne peuvent pas être représenter réellement (comme on le ferait en n’importe quelle autre circonstance) cognitivement. Si on vous annonce que votre bateau prend l’eau et qu’il est plus prudent de rester au port, vous réussirez à concevoir les risques et écouter le conseil. Si on vous dit que sans changement quasi immédiat des modes de vie occidentaux, vous assisterez à la montée des océans en même temps que leur acidification, à une élévation des températures à un niveau létal dans la majorité des zones habitées, à de tels mouvements migratoires que les conflits se généraliseront, vous ne pourrez pas continuer à concevoir ce qui est en train d’être annoncé. Ça ressemble davantage à de la mauvaise science-fiction qu’à une prédiction crédible. Ce sont trop d’informations, trop énormes et trop abstraites.
Notre réflexe face à l’abîme est de trouver refuge dans nos représentations cartésiennes, logiques et idéalement positives. Par exemple : « si c’était aussi grave, les politiques s’en occuperaient », « s’alarmer est néfaste, il faut faire confiance au génie de l’homme », ou encore « les Français ne pèsent que 1 % des émissions mondiales, c’est aux autres de faire (les autres étant le plus souvent les Chinois) ».
OK, c’est intéressant, mais en quoi les entreprises seraient-elles concernées ? Pourquoi en parler dans ce blog ?
Pour 3 raisons :
– Les crises planétaires concernent tout le monde
– Ces crises ont de plus en plus d’impact sur le désengagement des collaborateurs
– Les réflexes logico-cartésiens évoqués ont également cours en entreprise
En entreprise aussi, face à l’incertitude, on se replie dans le tangible : on veut soit des coupables, soit des actions à mener, soit des pensées rassurantes. N’importe quoi, mais du concret. Vous connaissez cette expression ? Quand on ne sait se servir que d’un marteau, tous les problèmes prennent la forme d’un clou.
Mais demain réclame plus que des marteaux. Nous avons besoin de cerveaux éveillés, conscients et variés.
Et alors, on fait comment ?
On vous dit tout en 3 étapes :
1- On informe, on sensibilise, on accorde une place aux sujets sociétaux et environnementaux
Cette première étape comporte de multiples avantages pour les entreprises :
– Tout d’abord, on gomme le gap entre ce qui est discuté dans les entreprises et ce qui l’est dans la sphère privée. Il est loin le temps où « les problèmes extra-professionnels restaient à la porte d’entrée ». Depuis belle lurette, à de rares exceptions près, tout le monde à intégré que ces démarches sont de néfastes vœux pieux.
– Ensuite, les supports de formation et sensibilisation sur ces sujets ne manquent pas (fresque du climat…). Et une personne formée en vaut deux, tout bonnement. Lorsque toutes les entreprises seront rattrapée par les évolutions législatives (nouvelles normes, interdiction de substances, plan mobilité…), celles qui auront menées un travail de formation auront de l’avance.
– Enfin, informer, sensibiliser et former permet aux entreprises d’entretenir les réflexes d’apprentissage. Si la société est en mouvement permanent et de manière accélérée (3), il est de la responsabilité des entreprises, au-delà du développement des compétences, de veiller à l’entretien d’une veille (ou réveil) intellectuelle.
2- On partage
La crise sanitaire 2020-21 n’a pas provoqué qu’une révolution des pratiques du télétravail. Elle a aussi permis, par le jeu des contraintes et de l’improvisation en réponse à l’urgence, de s’initier à d’autres modes de collaboration bigrement efficaces. Des personnes, et parfois des services entiers qui ne collaboraient pas, ont pu goûter au génie de l’intelligence collective. Du concept, beaucoup, par sérendipité, sont passés à la pratique. En cette deuxième étape, il s’agit d’apprendre et de libérer ces pratiques. Là encore, les entreprises qui épouseront la gouvernance partagée, la gestion des décisions par consentement, le design thinking,… se donneront l’opportunité de la souplesse et de la créativité face aux défis d’aujourd’hui.
Autre intérêt immédiat, face à la complexité croissante et à l’insondable, le développement des modes de collaboration permet de rompre avec la solitude et les réflexes de replis.
3- On agit et on se projette
Cette troisième étape peut sembler la plus naturelle pour les entreprises qui trouvent leur source dans l’action, les réalisations et les résultats qui justifient de leur existence. Or, c’est à cette étape que la « révolution » doit opérer : le changement de regard et l’évolution des systèmes de valeur. 3 clés sont à la disposition des leaders. La première est qu’à travers une réflexion collective sur la véritable raison d’être de l’entreprise, sa mission, chacun disposera d’une grille de lecture, tel un tamis à décisions, pour projeter l’organisation dans un futur soutenable. La seconde est la prise en compte du long terme bien plus que du court terme (on vous avait prévenus, c’est une « révolution » qu’il s’agit d’opérer). Les entreprises pionnières et leaders d’aujourd’hui opèrent ce changement de paradigmes. Quiconque manage sur l’horizon du résultat annuel se trompe d’époque et envoie un message contre-productif à ces équipes, et de plus en plus à ces partenaires financiers et à ses actionnaires. La troisième clé est la plus puissante. C’est celle qui amène chacun à se reconnecter au vivant. L’heure est à la prise de conscience de la beauté de cette affirmation. Les saisons, notre environnement, nous, les relations humaines. Tout est de l’ordre du vivant. Qui n’a pas d’ordre justement. Apprendre à s’y reconnecter, c’est faire vivre notre plus profonde humanité en entreprise, la connaissance de soi, l’expérience des relations humaines et garder en tête que la seule chose figée qui ait été inventée, ce sont les idées fixes, par les hommes et les femmes (4).
Alors, à ce stade, chacun découvrira que tout est lié, tout est vivant, tout est passionnant en engageant. Les entreprises gagneront des collaborateurs impliqués et efficaces, et nous auront peut-être sauvé les dugongs.
(1) Dorénavant, tous les médias nationaux, écrits, radios, télé, utilisent ce vocable
(2) UICN
(3) A lire à lire l’implacable et inspirante démonstration d’Hartmut Rosa, aliénation et accélération, La Découverte
(4) Thomas d’Asembourg